Solmaz Sharif

Mire

 

 

 

ÉTUDE DE VULNÉRABILITÉ

 

ton visage se détournant du mien

pour se retenir de jouir

 

8 fraises dans un bol bleu mouillé

 

baba empêchant son pantalon

de tomber au checkpoint

 

une jeune mariée fixant son chignon

avec des goupilles de grenade

 

un mur débarrassé de clous

pour que les fantômes puissent le traverser

 

Dans ce premier livre saisissant, acclamé par la critique littéraire américaine et finaliste du National Book Award en 2016, Solmaz Sharif embrasse l’histoire récente : la guerre Iran-Iraq, les attaques américaines au Moyen-Orient, Guantanamo…. Issue de l'exil, elle cherche à la fois sa mémoire et son foyer, la guerre est son lien naturel au monde. Pour ceux qui l’ont vécu, un conflit n’est jamais terminé, il se perpétue dans les images, entre hantise et témoignage. Mire est un tableau virtuose de poèmes, de listes, de fragments et de séquences. Sharif y rassemble les récits éparpillés de sa famille perdue dans des drames qui la dépassent et la plongent dans la destruction. Livre en errance, en migration, en quête d’abri d’une femme qui n’est chez elle nulle part, qui mesure la distance qui la sépare des êtres disparus. Mire est saturé par la violation constante de l’intimité, les fouilles au corps, les mises sur écoute, les ségrégations. Le rêve américain est une solitude, une « dégradation », avec des uniformes prêts à enfoncer votre porte à chaque instant. Ce dialogue morcelé avec les images regarde les morts en face, les civils bombardés, les mosquées détruites, le poids de la chute de chaque homme – il nous force à identifier les corps inertes de notre histoire.La  langue du livre, à l’image des techniques de guerre contemporaines, est d’une précision brutale et crue. Sharif y injecte des mots tirés du Dictionnaire Militaire Américain qui viennent faire exploser le rapport à l’autre ; elle expose les euphémismes dévastateurs utilisés pour stériliser le langage, contrôler ses effets et influencer notre résolution collective. Il s’agit de vivre avec « le langage qu’ils ont fait de notre langage », dans l’abîme qui sépare notre réalité du récit officiel. Quels proches, emprisonnés ou disparus, faut-il tirer de l’ombre pour faire exister son histoire ? À quelle hauteur porter sa vie, dangereuse car sensible comme un champ de mines ? Solmaz Sharif fait état de notre perte, de notre disparition tout au long de ces pages glaçantes, dans une déflagration contre l’oubli. Mais un élan de survie, une sensualité limpide nous signalent la présence d’une conscience lumineuse, un étonnant apaisement, le prolongement d’une chanson tout au bout du cauchemar.

 

2019, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg

112 p., 15x21 cm, 9782877042031, 19 €