Opium à bord

 

 

 

Avant l’opium mon âme était déjà malade. 

Ressentir la vie, c’est convalescence et anémie

Et je vais chercher dans l’opium qui console

Un Orient à l’orient de l’Orient.

 

 

La vie à bord va finir par me tuer.

Journées de fièvre dans ma tête 

Et, même si je cherche à m’en rendre malade,

Je ne trouve plus de ressort pour m’adapter.

 

 

Incompétent astral et en plein paradoxe

Je vis ma vie par plis mordorés, 

Onde où le point d’honneur est au creux 

Et les plaisirs mêmes sont ganglions de mon mal.

 

Alvaro de Campos est l’enfant frondeur parmi les hétéronymes de Fernando Pessoa, le fils emporté, cosmopolite, voyageur – ou plus rêveur que voyageur. Il est le chantre de la modernité, des machines et de la grande matrice du XXe siècle, avant de céder, dans ses poèmes plus tardifs au désabusement, et au sentiment d’échec des rêves mal reportés sur la réalité. Opium à bord est son acte de naissance, mais un acte falsifié : le texte est antidaté par Pessoa pour en faire officiellement la première apparition d’Alvaro de Campos sur la scène littéraire : le jeu des masques et de la théâtralité, toujours, dans lequel éclot la sincérité de Pessoa. Mais qui est Alvaro de Campos ? Un jeune homme captif d’un navire, d’une croisière qui mouille au large du Canal de Suez en mars 1914 ; un jeune homme surtout captif de lui-même, et de l’opium impuissant à guérir son âme malade comme il l’affirme d’emblée. Tout est stable, plane comme la mer presque absente, le monde incolore et indolore – même les exotismes, les voyages en Inde n’y font rien. Alvaro de Campos est seul à se noyer, coulé par sa faiblesse, son sentiment profond d’insignifiance et son absence de talent dans ce bref poème enfiévré qui est celui d’un naufrage intérieur. À peine capable de révolte contre la vie mondaine, réglée et bien vêtue de ses compagnons de voyage, il fait tourner une mappemonde avec ennui au bout de ses doigts. Dans une divagation droguée contre le bastingage, malgré les ambitions et les délires créateurs, incapable de sauter par-dessus bord, lui qui pressent l’inutilité de sa vie, Alvaro de Campos, capable seulement d’ouvrir des portes sur le vide, comprend qu’on n’est jamais « que le passager d’un navire quelconque ». Poème tendu et vertigineux, poème cloîtré qui tourne le dos au large et au voyage même qui devrait le porter, Opium à bord est tout autant un acte de naissance qu’un aveu de mort.

 

2021, édition bilingue. Traduit du portugais par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin.

Préface d'Armand Guibert, postface de Pierre Hourcade.

48 pages, format 12,5 x 19,5 cm, ISBN 978-2-87704-234-5, 14 €