Journal de Diogène

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On peut, à la rigueur, se débarrasser des autres, mais pas de soi. Ou alors faut avoir un métier, des horaires, des bouches à nourrir, des collègues à détester, à malmener par les mots, à dire qu'il a dit que t'étais pas bien à qui tu sais, à rembourser les emprunts, à inviter ceux qui nous ont invités qui nous inviteront à nouveau et qu'on invitera jusqu'à ce qu'on sache plus vraiment pourquoi on s'aime plus.

 

Ce Journal de Diogène, illustré avec une précision redoutable et baroque par Thibaud Bernard-Helis, est une réécriture contemporaine en forme de pastiche de la vie de Diogène le cynique, célèbre figure de l’antiquité qui vivait dans une jarre en marge de la société. Cédric Le Penven s’appuie sur les événements saillants de la vie du philosophe, provocateur et virulent, tels que racontés dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres par Diogène Laërce au IIIe siècle. Avec sa chienne Arga qui est son seul compagnon, le Diogène d’aujourd’hui vit en surplomb de la ville, près d’un centre commercial en bordure d’autoroute. Dans ce monde de parkings, de baies vitrées et d’agents de sécurité, le clochard affamé se nourrit de poubelles et de sa détestation de ceux qu’il appelle en dépit de tout ses « frères humains », dénonce les travers d’un mode de vie vissé à la surconsommation, l’aliénation au travail, les vies à crédit, les pesticides et les antidépresseurs. Si Le Penven n’édulcore rien des outrances de son modèle antique – invectives acerbes, scatologie, cynisme noir –, sa volonté de retour à la nature trouve de puissants échos avec l’urgence écologique contemporaine. Un rapport au monde, au sol, aux étoiles ; le plaisir d’entendre la neige crisser sous les pieds, de s’asseoir au bord du fleuve en regardant « l’eau qui fumait dans l’aube », d’oublier son regard dans la nuit. Il existe tout autour de nous quelque chose de plus vivant que nous et à quoi nous tournons le dos. Diogène se veut loin des hommes sous tous les aspects, alors qu’il n’en est qu’à l’écart, à portée de vue. Il ne peut s’empêcher de les observer, de leur parler, même s’il semble rêver d’une humanité sans hommes, mais à quoi bon ? Et peut-on regarder l’humanité de haut ? Ce sont les rencontres impromptues qui vont l’ouvrir à la tendresse, avec ce Jésus, un autre mendiant qui vient vers lui le soir de Noël, puis Gatzo le tzigane, avec qui va se nouer une histoire entre amitié et amour. Deux rencontres brèves, dont l’issue douloureuse, si elle ébrèche la haine de Diogène, et lui montre qu’il « a tort » dans sa posture, précipitent sa fin. Les repères sont brouillés et le moraliste finalement est fou. En conclusion de ce livre amer et solitaire, Le Penven opère une transfiguration littérale du cynisme de son clochard philosophe qui se réfugie dans une société de canidés, une meute aussi violente que celle des hommes où voracité et dévoration, dans un mouvement final qui n'est pas sans rappeler la folie d'Henri Michaux, sont les seules façons de s’approcher et de s’aimer.

 

2022, illustrations de Thibaud Bernard-Helis

88 p., broché, format 15 x 21 cm, ISBN 978-2-87704-252-9, 18 €

Imprimé en France