Bestiaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bientôt tu seras une personne. Rien 

ne changera. Ton corps ne fera qu’un

avec tous les autres corps : la grive,

le loir, le grand ours noir.

Quand tu ouvriras la bouche,

il n’y aura que de l’air.

Serre la gorge. Sonne,

inexplicablement, comme une chose perdue.

 

Les bestiaires sont ces manuscrits médiévaux qui décrivent des animaux, aussi bien réels qu’imaginaires, en les présentant par des fables. Le Bestiaire chez Donika Kelly se décompose en une succession de poèmes d’amour attribués à la chimère, au pégase, au centaure, au satyre, à la sirène, au griffon… qui font pendant à une série d’autoportraits douloureux, et à la recherche d’une alcôve, d’une « charmille » pour se réfugier loin des traumas de l’enfance. Donika Kelly mêle ainsi la chimère au biographique, le poème ne se dérobant jamais face à la dureté extrême du viol commis par le père, qui fait d’elle une chose qui « rompt avant qu’elle ne ploie ». Passer l’enfance, grandir, aimer, est la question centrale d’un livre qui passe par la transfiguration en grive, loir, ours, phoque… « quelle ménagerie nous sommes, ce que nous avons fait de nous-mêmes » demande l’auteure, au fil de poèmes qui évoquent l’enfance dans un quartier populaire de Los Angeles, le complexe de laideur et d’inadaptation de la petite fille noire face aux filles blanches (« qui écoutera chanter une poule brune ? »), paradoxalement belles quand elles sont bronzées, mais aussi les soirées dansantes du samedi soir, les jeux dans le jardin, et les tentatives de suicide. « Mais comment puis-je être une enfant ? » se demande Donika Kelly, elle dont l’enfance a été violée par celui-là même qui devait en être le garant : son père, et dont la mère n’est qu’une présence fantôme, amnésique et aveugle. Livre en forme d’autopsie vivante, à vif, du cœur, des côtes, des cartilages et du sang, qui étudie les mécanismes de culpabilité, de peur et de sentiment d’échec qui pèsent sur les victimes et les accompagnent une fois adultes, dans des relations de couple difficiles, faites en partie de douleurs et de déchirures. Kelly se fait « archéologue tamisant le grain de [son] sang embrouillé » pour le séparer de l’ivraie du père, réapprendre à dormir les portes ouvertes, trouver enfin douceur et amour. Le Bestiaire porte un pouvoir cathartique, imaginaire, qui, sans résorber la violence subie, convoque ailes, sabots, crinières, corps fantasmagoriques, car s’il faut bien porter son corps, et qu’il nous enferme, nous pouvons inventer des métamorphoses, fuir les voix serviles qui nous hantent, tout au bout de ce bestiaire fantasmé : soi-même.

 

2023, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg, introduction de Nikky Finney

96 p., format 15 x 21 cm, broché cousu, ISBN 978-2-87704-268-0, 18 €

Imprimé en France