Le Grand Vivier

Journal, récolte 2020-2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une trottinette à trois roues dévale lentement une pente. L’enfant la regarde faire son chemin, sans courir après, au milieu de bacs à fleurs et d’arbustes en pot. Qu’ont fait les rues, les paysages pendant notre absence ? Nous ont-ils attendus ou se sont-ils dépliés dans l’espace à leur guise ?

 

La multitude invisible sépare les êtres, restitue chacun à sa réclusion. Jean-Louis Giovannoni travaille depuis toujours sur ces notions, qui trouvent dans ce journal, débuté au printemps 2020, un avènement dans le réel. Comme si la réalité soudaine à laquelle le monde se trouvait confronté s’ajustait au monde littéraire de Giovannoni. Un journal, mais un journal fragmentaire, morcelé, d’abord tenu au cours des longues journées de confinement, puis continué pendant plus d’un an. Giovannoni depuis toujours essaie l’espace comme on essaie un vêtement. Est-il à la bonne mesure ? Est-on trop serré dedans ? Quelle est notre aisance, notre liberté de mouvement ? Il touche les murs, le plafond, arpente les couloirs en boucle, sort sur son balcon. Petit à petit naît le besoin de repousser l’espace, d’agrandir les murs, il regarde les photographies qui deviennent plus grandes que la réalité, les meubles immobiles, les fantômes qui peuplent les appartements : la vie se renverse, « je ne fais que déplacer de l’immobile en moi », dit-il. Il se met à parler aux objets devenus les seuls compagnons. Il parle même aux pierres, les écoute respirer. Il parle à ses vêtements, il s’installe dans sa penderie. Il parle aux portes qu’il n’ose pas toucher. Bruit de fond de la télévision, ou de pas dans l’immeuble, murmures, légers mouvements de rideaux : chaque son semble s’amplifier à l’oreille alerte, attentive. À l’écoute des voix du monde qui donnent des nouvelles du large et de la mer qui se déplace dans l’imagination. Il reste de longs moments devant le paysage statique de la rue, à attendre « la compagnie des oiseaux ». Il regarde ce qui change, ce qui se déplace, ce qui disparaît. Il compte les morts. Jour après jour, la ville s’efface à force de ne plus être visible, rue après rue, quartier après quartier. Tout disparaît dans notre dos. Le Grand Vivier est le livre de l’air qui circule entre les hommes et les choses arrêtées, et Giovannoni dépeint une humanité prise dans la résine comme les insectes, alors que partout le printemps pousse sa germination. « Peut-être y a-t-il dans l’air des frontières à ne pas dépasser », dans cette vie entourée de monstres invisibles qui nous dévorent et de fantômes qui nous habitent, brutalement confrontés à notre intériorité, à la porosité de notre corps aux infections, aux maladies qui pullulent et prolifèrent en nous : humanité consommable abandonnée à la voracité de l’invisible. Et quand sortir redevient possible, que l’on redécouvre la rue, que l’on repousse la limite des quartiers, que l’on retrouve la parole, on retrouve aussi un monde qui s’était habitué à notre absence. Dans l’intervalle on a diminué, on a perdu de soi, on ne sait pas bien quoi. On a beau retrouver l’extérieur, « si on sort, on ne sort pas de soi ». Les pandémies sont des mondes giovannonesques, qui révèlent et rassemblent toutes les obsessions que l’auteur creuse depuis Les mots sont des vêtements endormis (1983) jusqu’à Sous le seuil (2016) – le rapport à l’espace, la viralité incontrôlable des mots, les germinations, les vies exogènes qui grouillent en soi, l’impossibilité de sortir de ses pas. Le Grand Vivier est un livre qui se referme comme un requiem, dans un éternel adieu aux morts qu’on ne finit jamais de quitter : « le monde est vide » sans les fantômes.

 

2023, 176 p., format 15 x 21 cm, broché cousu, ISBN 978-2-87704-260-4, 23 €

Imprimé en France