Les Seules

 

ON EST SEULES

 

  avec le corps de

Mère

longtemps seules

  et les pieds froids

(c’est le jour des

marais)

— ils ne savent pas

qu’on l’a vue

  qu’elle nous a

regardées

On a pris son corps

on a foncé     filé

loin    dans les enfances

  dans la cuisson lente

des neiges

 

Que font les seules, prisonnières d’un paysage d’hiver, entre les baraquements, les barbelés, les coups ? Des voix d’enfants, la neige, le marais gelé, les arbres. Les corps coupés tombés des wagons. Elles disparaissent, entre les cris des hommes, les fusils qui résonnent à l’autre bout de la forêt, les chiens. Ces femmes privées de mère, seules sous les feuilles, laissées là au centre d’une angoisse plus grande, dans le poing fermé de l’histoire et de la violence. À la fois violentées et oubliées, prises dans la lenteur d’un labeur quotidien, la répétition, un cercle autour des âmes, des numéros tatoués sur les bras, et les « cœurs un peu courts ». Elles sont sous une menace permanente, obscure, on ne voit pas bien, c’est toujours comme un poids, une blessure, une brume, dans le dos. Où sommes-nous ? Est-ce l’hiver, la mémoire, les planches ? Entre la forêt et le lac. Les rails. La maison. Claire Genoux étend une brume tout en évocations de corps brisés, solitaires, en passages furtifs sur la terre froide, le brouillard sur la rivière, les chambres vides – des échos – des fantômes passent. Toujours très silencieusement. Les seules sont des victimes muettes, encore à demi enfoncées dans l’enfance, aux existences traquées, de pierres et de plomb. Elles habitent encore la grande maison, elles ne partiront pas. Elles cherchent, à force de persévérance, à frotter la porosité des mondes. Elles gardent la disparue et les souvenirs, et tout s’efface autour, c’est leur résistance, car les hommes « ne viennent jamais rechercher ce qui reste ». Ils veulent les arracher à la mémoire, à cette enfance. Forcer leur passage, franchir leurs sexes et leurs langues. Déposer des enfants entre leurs cuisses. Entre suture et expulsion. Elles sont chassées par le pas lourd des hommes, qui pénètrent les espaces intimes, saccagent les chambres et écrasent en passant l’herbe et les corps au fond desquels elles ont caché leur solitude. Leurs corps en forme de vêtements abandonnés dans le hall délabré. Alors elles font les absentes, prennent le visage des spectres. Elles laissent les hommes les traverser sans rien dire, et les écraser d’enfants à naître, qui seront emportés. Tas de pierres, berceaux vides, sans un nom. Les seules restent là, à ne peser plus rien que le poids des âmes oubliées entre les arbres.

 

2021, 136 pages, broché, format 15 x 21 cm, ISBN 978-2-87704-225-3, 21 €

Tirage de tête

Tirage de tête limité à XXII exemplaires sur Arches Expression, sous une couverture imprimée en typographie sur Vélin d'Arches, contenant 2 photographies originales de Magali Ballet, tirées sur Hahnemühle métallique 340g, la deuxième étant recouverte au poinçon d'extraits du texte par Ilann Vogt. 

 

200 €